La Maison Golden, dernier opus de l’écrivain Salman Rushdie raconte le glissement de l’Amérique de Batman à l’Amérique du Joker. Tragédie-saga familiale restituée par l’artiste-voleur en immersion, mais surtout roman sur l’identité, l’Inde, l’Amérique, la mondialisation. Sur Un Monde qui bascule vers le sectarisme. Sur un pays où le langage est devenu un champ de mines. Où « l’élite » et donc la connaissance, la vérité, est honnie. Où la présence des communautés transnationales rend vaine la cape d’invisibilité de ceux qui tentent de fuir. Où tous les mondes sont désormais irrémédiablement liés.
« Le jour de l’investiture de Barack Obama, un énigmatique millionnaire venu d’un lointain Orient prend ses quartiers dans le bijou architectural des “Jardins”, une communauté préservée nichée au cœur de Greenwich Village, à New York. Flanqué d’une jeune maîtresse russe, la sulfureuse Vasilisa, Néron Golden est accompagné de ses trois fils adultes, aussi brillants que névrosés : Petronius, dit Petya, l’agoraphobe génie de l’informatique, Lucius Apuleius, dit Apu, l’artiste mystique, et Dionysos, dit D., l’indéfini sexuel. Parmi les demeures qui ceignent les Jardins se trouve celle de René Unterlinden, jeune cinéaste putatif, traumatisé par la récente disparition de ses parents dans un accident. Quand les Golden emménagent, René, comprenant que ces fascinants nouveaux voisins seront son remède et sa muse, fait leur connaissance, devient leur familier et calque l’écriture du scénario de son film sur les événements qui secouent cette maisonnée dont bien des secrets, passés, présents et futurs, lui échappent encore. Le passé ? C’est l’Inde que Néron Golden a fuie mais qui va les rattraper, lui et les siens. Le présent, ce sont les huit années du mandat Obama, l’Amérique des grandes espérances de 2008 et leur progressive dégradation, tandis qu’en embuscade un Joker aux cheveux teints s’apprête à accéder au pouvoir… L’avenir, c’est celui, obscur, d’un monde contemporain livré au doute, mais dont l’éblouissante imagination de Salman Rushdie transcende les peurs, les rêves et les égarements.« Lien Actes Sud
Extraits
« Que dirons-nous (…) quand ils nous demanderont « D’où venez-vous? » « Vous faites foirer la séance d’identification. Vous leur dites que nous sommes des serpents qui venons de muer. Vous leur dites que nous débarquons à peine de Carnegie Hill. Vous leur dites que nous sommes nés hier. Vous leur dites que nous nous sommes matérialisés par magie ou que nous arrivons des alentours d’Alpha du Centaure à bord d’un vrai vaisseau spatial caché dans la queue d’une comète. Vous leur dites que nous ne sommes de nulle part ou de n’importe où ou de quelque part, que nous sommes des êtres de fiction, des charlatans, des êtres réinventés, des mutants, autrement dit des Américains. » (16)
« Ils aimaient leur ville parce qu’elle ne ressemblait pas au reste du pays. « Rome ze n’est pas l’Italie, m’a appris mon père, et Londres n’est pas l’Angleterre et Paris n’est pas la France et zezi n’est pas les États-Unis d’Amérique. Zezi est New York. (…) Z’est un bulle« (33)
« Cette obsession moderne de l’identité me révolte (…) C’est une façon de nous rétrécir au point que nous devenons des sortes d’étrangers les uns pour les autres. Avez-vous lu Arthur Schlesinger ? Il s’élève contre la marginalisation perpétuelle qui résulte de l’affirmation des différences. » (85)
« Il existait un musée des Amérindiens sur Bowling Green et un Italian American Museum sur Mulberry Street et le Polish American Museum à Port Washington, et il y avait deux musées pour les juifs, au nord et au centre de la ville et c’étaient là manifestement des musées de l’identité mais le MoI, le Museum of Identity, avait de plus vastes ambitions, son conservateur charismatique s’intéressait à l’identité en soi, la grande force nouvelle apparue dans le monde, déjà aussi puissante que n’importe quelle théologie ou idéologie, identité culturelle et religieuse, nation, tribu, secte et famille, c’était un champ multidisciplinaire (…) « Dieu est mort et l’identité remplit le vide« . (87)
« Quand je pense à D. je me rappelle la phrase de Theodor W. Adorno : « La plus haute forme de moralité est de ne pas se sentir chez soi lorsque l’on est chez soi« (124)
« Je la sentais, la colère (…), tout le mécontentement d’un pays furieusement divisé, et tous pensaient avoir raison, que leur cause était juste, que leur douleur était unique, qu’on devrait s’intéresser à eux (…) » (166)
« Prends-le comme mon besoin de découvrir s’il y a lieu d’y chercher un lieu qui serait le mien. (256) (…) Je n’éprouve plus le besoin d’être ici. (…) Parce que j’en suis venu à croire à la mutabilité totale de l’individu. Je crois que sous la pression des événements on peut tout simplement cesser d’être ce qu’on était pour tout simplement être la personne qu’on est devenu. » (265)
« L’Amérique avait quitté la réalité pour entrer dans l’univers de la bande dessiné. (…) Ce fut l’année des deux bulles. Dans l’une de ces bulles, le Joker hurlait et les rires préenregistrés du public se déchaînaient au moment ad hoc. Dans cette bulle, le changement climatique n’existait pas et la fonte des glaces dans l’Arctique n’était qu’une nouvelle opportunité pour l’industrie du bâtiment. Dans cette bulle, ceux qui commettaient des assassinats au moyen d’armes à feu ne faisaient qu’exercer leurs droits constitutionnels mais les parents des enfants assassinés étaient anti-Américains. Dans cette bulle, si ses habitants remportaient la victoire, le président du pays voisin, au sud, qui envoyait aux États-Unis des violeurs et des assassins, devrait payer la construction d’un mur (…), les déportations de masse seraient une bonne chose, et on ne ferait plus confiance aux femmes journalistes parce qu’elles avaient du sang qui leur sortait de leur je-ne-sais-quoi, les parents des héros tombés à la guerre s’avéreraient être les suppôts de l’islam radical, les traités internationaux n’auraient plus à être honorés, (…) la multiplicité des faillites viendrait faire la preuve d’une connaissance experte du monde des affaires, (…) et tandis que le Deuxième Amendement deviendrait sacré, le Premier ne le serait pas (…). Dans l’autre bulle, il y avait la ville de New York. » (273-275)
« Le monde extérieur s’était mis à ressembler à un décor de carton-pâte. Dehors, c’était le monde du Joker, le monde de ce qu’était devenue la réalité américaine, c’est-à-dire une sorte de mensonge radical (…). » (312)
« Mon âge adulte coïncida avec l’arrivée de l’Ere de l’Identité (…) J’admets que je suis une entité plurielle. (…) Je peux me définir de différentes manières. Mais ce que je ne suis pas c’est un être univoque. Je contiens des multitudes. C’est contradictoire ? Très bien, alors je suis pleine de contradictions. Être pluriel, multiforme, est une chose singulière, riche inhabituelle et c’est moi. Se laisser cantonner dans des définitions réductrices est une supercherie. S’entendre dire si vous n’êtes pas ceci vous n’êtes rien est un mensonge. Le musée de l’Identité est trop impliqué dans ce mensonge. Je ne peux plus y travailler. (…) Je soupçonne que l’identité, au sens moderne du terme – nationale, raciale, sexuelle, politisée, controversée est devenue une série de systèmes de pensée dont certains ont poussé D. Golden au suicide. La vérité c’est que nos identités nous restent impénétrables et c’est peut-être mieux ainsi, que l’individu demeure un fouillis et un chaos, contradictoire et irréconciliable. (…) La flexibilité devrait être acceptée. L’amour devrait primer, pas les dogmes de l’identité.« (324-325)
« Cette ville de rêve a disparu (…) Tu as toi-même construit par-dessus et tout autour et tu as écrasé la ville ancienne sous la nouvelle. Dans le Bombay de tes rêves, tout n’était qu’amour et paix, pensée laïque et absence de communautarisme, hindous et musulmans étaient bhai bhai, (…) Dans la ville de Mumbai nous avons gagné la guerre des gangs mais une guerre bien plus importante se prépare. (…) Avant on se battait seulement pour le territoire. Cette bataille est finie. Maintenant c’est l’heure de la guerre sainte. » (363)
« Peut-être m’étais-je-trompé sur le compte de mon pays. Peut-être le fait d’avoir passé ma vie dans une bulle m’avait-il fait croire à des choses qui n’étaient pas vraies ou qui ne l’étaient pas suffisamment pour triompher ? Quel sens auraient les choses si le pire arrivait, si la lumière disparaissait du ciel, si les mensonges, les calomnies, la laideur, devenaient le visage de l’Amérique ? » (377)
« Le bouffon était bien devenu le roi et les habitants se forçaient à constater que le ciel ne s’était pas écroulé. (…) Les meilleurs avaient perdu courage, les pires étaient remplis d’enthousiasme (…) mais la République était plus ou moins intacte. (…) Il arrive que ce soit les méchants qui gagnent. (…) Comment peut-on vivre quand (…) tout ce que vous avez jamais possédé c’est votre esprit et que vous avez été élevé dans la croyance en la beauté du savoir (…) l’éducation, l’art, la musique, le cinéma devient l’objet de détestation. » (391)
« La Crise de l’identité qui se concentrait sur les convulsions schismatiques qui s’étaient emparées de l’Amérique (…) une Amérique coupée en deux, son mythe fondateur traîné dans le caniveau du sectarisme (…). » (396)
« Cela faisait plus d’un an que le Joker avait conquis l’Amérique et nous étions encore sous le choc, nous en étions encore au stade des lamentations mais nous éprouvions à présent le besoin de nous unir et d’opposer l’amour, la beauté, la solidarité et l’amitié aux forces monstrueuses en face de nous. L’humanité était la seule réponse possible à cet univers de bande dessinée. Je n’avais pas d’autre plan que l’amour. » (398)
« Il y a ici des compagnies qui peuvent prêter assistance à celles de là-bas, qui peuvent faciliter des voyages, mettre en oeuvre des stratégies. Les clowns deviennent rois, les vieilles couronnes gisent dans le caniveau. Les temps changent. Ainsi va le monde. » (411)
« Nos visages se confondent les uns avec les autres et la caméra tourne si vite que tous les visages disparaissent et ne reste plus qu’un fondu, les lignes de vitesse, le mouvement. Les personnes, l’homme, la femme, l’enfant, deviennent secondaires. Seul demeure le mouvement tourbillonnant de la vie. » (414)