« Je suis né en 1930 dans le Sud-Ouest. La première chose que j’ai connue ça a été les réfugiés de la guerre d’Espagne. Les blancs et les rouges qui nous racontaient les horreurs qui se passaient. Ensuite ça a été 1939 la grande débâcle les gens venus du Nord qui débarquaient dans mon pays. Et là j’ai connu aussi les gens qui étaient dans la misère absolue. Dans le désespoir le dénuement absolu. Puis ensuite il y a eu le développement de la guerre avec toutes les horreurs que vous imaginez. Puis ensuite les guerres coloniales. Donc si vous voulez…
… entre ma naissance et mes trente ans ça a été la guerre la guerre la guerre la guerre la guerre. Et par conséquent j’ai une admiration éperdue pour la paix que nous a procurée l’Europe.
Vous voyez au fond de mes rides il y a ce malheur là. Il ne me quittera jamais. Et dire qu’il y a des gens qui sont pour le départ de l’Europe, mais ils sont fous ou quoi ? Chaque fois que je me regarde dans la glace le matin que je me rase je me dis Michel nous sommes en paix. Mais qui le dit parmi les contemporains ? La paix eux ils l’ont oubliée ils sont dans la paix, ils sont dans la paix comme je suis dans l’atmosphère que je respire. Mais c’est exceptionnel. Cette paix est exceptionnelle. La preuve c’est que quand j’ai écrit mon livre sur la philosophie de l’histoire je me suis aperçu que depuis l’origine des temps jusqu’à maintenant l’humanité avait été en paix 5% du temps. Vous vous rendez compte le malheur absolu de cette espèce qui est en guerre depuis 95% du temps ! Et là je porte ce souvenir profondément au fond de mes rides, y’a pas de doute. »
Michel Serres, dans La Grande Librairie, 27 février 2019
« Pour chanter les vingt ans du Pommier, mon éditrice me demanda d’écrire quelques lignes. Les voici. Pour une fois, j’y entre en morale, comme en terre nouvelle et inconnue, sur la pointe des pieds. On disait jadis de l’Arlequin de mes rêves, bienheureux comédien de l’art, qu’il corrigeait les mœurs en riant. Devenu arrière-grand-père, son disciple a, de même, le devoir sacré de raconter des histoires à ses petits descendants en leur enseignant à faire des grimaces narquoises. Parvenus ensemble à l’âge espiègle, j’en profite pour leur dire de l’humain en pouffant de rire. » Michel Serres
Un éloge de l’humilité et de l’espièglerie qui fait du bien en ces temps bousculés! Lien Editions le Pommier